Le Rara et les Chrétiens, Rara et les Juifs 

Notes de terrain

C’était le jeudi soir sacré de 1993. Chantal, Phenel et moi, on enregistrait et filmait la bande de Rara dans les ruelle étroites de Port-au-Prince. Nous dansions en descendant les rues sombres et vallonnées de notre route conduisant à un petit cimetière, dans le but de retrouver des zombi pour « réchauffer » l’orchestre. C’était  le point culminant de la saison, le jour de Paques. Nous nous sommes arrêtées pendant que l’orchestre offrait son salut musical au gardien invisible du cimetière. J’ai remarqué un mannequin de paille assis sur le toit de la maison de l’autre côté. C’était un Jwif (un Juif). Il était assis sur une chaise en plein air sur une maison d’un étage au toit en tôle. Le « Juif » portait des blue-jeans, une chemise, un veston et des tennis ; il avait une cravate et un stylo sortait de la poche de sa chemise. Ses jambes étaient croisées et sur ses jambes, il avait un portable fait de carton. Un fil passait du portable jusqu’à la mallette déposée aux pieds de sa chaise. J’ai demandé à voir le propriétaire du mannequin. Un homme plus âgé et manquant quelques dents s’est avancé, il m’a serré la main ; la sienne  était calleuse et trahissait une rude vie de travailleur manuel.    

Il venait de la campagne du sud de l’île ; il avait émigré à Port-au-Prince. Je me suis trouvée dans une situation ridicule quand je l’ai complimenté sur la qualité de son travail. Je lui ai dit « Vous avez un beau Juif… » « Ou gen yon bèl Jwif la, wi. » Il m’a répondu, « Ah oui, on le laisse pour l’orchestre de Rara qui va passer par ici. Demain,dans l’ après-midi, on va le brûler. » Pendant qu’on se regardait avec des yeux dilatés, un de mes collègues a répondu, « Ah…bon…c’est bien. » 

Je suppose que personne n’avait rappelé à cet homme que dans les années 70, Jean-Claude Duvalier, à un moment de forts mouvements touristiques et d’investissement étrangers, avait interdit cette pratique. Je parie qu’il y a toujours quelques manifestations de « Brûler le Juif » ici et la.

Analyse

Les Rara les plus chahuteurs se passent durant le Carême, le temps ou les Catholiques pratiquants méditent en silence sur la souffrance de Jésus. Les Vodouisants  et les membres du Rara ne célèbrent pas cet aspect du Christianisme :alors les tensions entre les deux principales religions peuvent éclater durant la saison du Rara. 

Les symboles du Rara révèlent plusieurs mémoires historiques et fragmentées des religions. Toutes ces mémoires relèvent des rituels et font référence à l’inquisition espagnole. Il y a des églises qui mettent en scène des pièces complexes et dramatiques ; on joue la Passion et la mort de Jésus. Dans une autre tradition, les familles et les villages fabriquent des mannequins du « Juif » (parfois c’est l’apôtre Judas) et le traînent dans les rues, jusqu’a qu’on le brûle. 

Il y a une autre tradition, où quelques bandes de Rara pensent que le Rara est un « festival juif » maintenu dans la société haïtienne, où elles peuvent maintenir les traditions ancestrales juives.  Elles pensent qu’elles reconstituent le rôle des « Juifs » tels ils sont représentés dans les Évangiles, et ils veulent célébrer la crucifixion avec la danse et la musique. 

Comment peut-on expliquer les différentes manières de célébrer Carême, et le rôle des Juifs?

 L’histoire.

 Il y un parallèle à établir entre le traitement des Juifs et des Africains par les Européens. Je soutiens dans mon livre que plusieurs images négatives des Africains de l’Amérique coloniale viennent de l’image du Juif dans le discours européen médiéval. Ils pensaient que les Juifs étaient les complices de Satan ; les Juifs ont toujours été suspectés, même après s’être converti au Christianisme. La transformation en diables des Juifs par les Européens a été un moyen mythologique pour leur rencontre avec les Indigènes en Amérique et les Africains. En gros, quand les Français catholiques sont arrivés dans la colonie, ils ont dit aux Africains « Votre religion et vous, vous êtes diaboliques comme les Juifs. »

Les germes de la suprématie de la race blanche et de l’antisémitisme ont été plantés dans le Christianisme de l’Europe médiévale, particulièrement dans les pensées religieuses de l’Inquisition espagnole. Les idéologies et les pratiques qui se sont développées lors de cette rencontre se sont manifestées dans tout un système de race et d’un processus de  racializacio. Nous pouvons discerner ainsi un processus de domination ou le Christianisme et l’anti-judaism ont produit le capitalisme racial que nous trouvons en Amériques.

(Vous pouvez lire la version complète dans le chapitre quatre de Elizabeth McAlister, Rara! Vodou, Power, and Performance. University of California Press, 2002.)